Quand un médicament breveté perd sa protection, des versions génériques peuvent entrer sur le marché. Mais ce moment n’arrive pas du jour au lendemain. Les délais d’exclusivité varient énormément d’un pays à l’autre, et ces différences ont un impact direct sur le prix des médicaments, l’accès aux traitements, et même la survie des entreprises pharmaceutiques. En 2024, plus de 58 milliards de dollars de ventes de médicaments brevetés sont attendus en expiration dans le monde. Ce qui signifie que des millions de patients pourraient bénéficier de versions moins chères - si les règles le permettent.
Combien de temps dure réellement la protection d’un médicament ?
On pense souvent que les brevets pharmaceutiques durent 20 ans. C’est vrai, mais seulement en théorie. En pratique, la plupart des médicaments mettent entre 10 et 12 ans à être développés, testés et approuvés avant d’arriver sur le marché. Donc, dès la première vente, il ne reste souvent que 6 à 10 ans de protection effective. Pour compenser, les pays ont créé des mécanismes supplémentaires.
aux États-Unis, la loi Hatch-Waxman de 1984 a introduit l’extension de brevet (PTE), qui peut ajouter jusqu’à 5 ans de protection, mais avec une limite : la durée totale après approbation ne peut pas dépasser 14 ans. En Europe, c’est le Certificat de Protection Supplémentaire (SPC) qui fait le même travail. Là encore, la durée maximale combinée (brevet + SPC) est de 15 ans à compter de l’autorisation de mise sur le marché.
Ça veut dire qu’un médicament peut être protégé bien plus longtemps qu’un simple brevet de 20 ans ne le suggère. Par exemple, Keytruda, le médicament anticancéreux de Merck, a vu sa protection effective passer de 8,2 à 12,7 ans grâce à ces extensions et à une stratégie de brevetage multiple.
La différence entre brevet et exclusivité des données
Beaucoup confondent brevet et exclusivité des données. Ce n’est pas la même chose. Le brevet protège la molécule elle-même. L’exclusivité des données, elle, empêche les fabricants de génériques d’utiliser les essais cliniques du laboratoire original pour obtenir leur propre autorisation.
Les États-Unis ont 5 ans d’exclusivité des données pour une nouvelle entité chimique (NCE). Pendant ce temps, la FDA ne peut pas approuver un générique basé sur les données du laboratoire original. En Europe, c’est un système plus long : 8 ans d’exclusivité des données + 2 ans de protection du marché (où le générique ne peut pas être vendu) + 1 an supplémentaire si le médicament apporte un bénéfice clinique majeur. C’est ce qu’on appelle le modèle « 8+2+1 ».
Le Canada suit un modèle similaire à l’Europe. Le Japon accorde 8 ans d’exclusivité des données et 4 ans de protection du marché. La Chine a passé de 6 à 12 ans en 2020. Le Brésil a adopté 10 ans en 2021. Ces différences expliquent pourquoi un générique peut arriver en Europe 3 ans après les États-Unis, ou pas du tout dans certains pays en développement.
Le système américain : complexe, mais puissant
Les États-Unis ont le système le plus complexe - et le plus agressif - du monde. En plus des brevets et de l’exclusivité des données, il y a des périodes d’exclusivité spécifiques : 7 ans pour les médicaments orphelins, 3 ans pour les nouvelles indications, et 6 mois pour les études pédiatriques.
Le plus célèbre, et le plus controversé, c’est l’exclusivité de 180 jours pour le premier générique qui conteste un brevet avec succès. Ce n’est pas une récompense : c’est un levier. Le premier générique qui réussit à prouver qu’un brevet est invalide ou non appliqué peut monopoliser le marché pendant 6 mois, sans concurrence. C’est un énorme avantage financier.
Le problème ? Des accords de « paiement pour retard » (pay-for-delay). Des laboratoires originels paient parfois les fabricants de génériques pour qu’ils ne lancent pas leur produit. La FTC a poursuivi cette pratique en 2013, mais elle persiste. Selon l’American Pharmacists Association, 78 % des pharmaciens ont observé au moins 3 médicaments dont l’entrée de génériques a été retardée par de tels accords.
L’Europe : plus prévisible, moins agressive
En Europe, pas de système de contestation de brevet comme aux États-Unis. Pas d’exclusivité de 180 jours. Les génériques peuvent demander leur autorisation dès la fin de l’exclusivité des données, mais ils ne peuvent pas être mis en vente avant la fin de la période de protection du marché.
Cela rend le calendrier plus clair pour tout le monde. Les fabricants de génériques savent exactement quand ils peuvent entrer. Mais ça réduit aussi l’incitation à contester les brevets. Résultat : moins de conflits juridiques, mais aussi moins de pression pour éliminer les brevets de mauvaise qualité.
La Commission européenne a proposé en 2023 de réduire l’exclusivité des données à 5 ans pour certains médicaments, tout en renforçant les protections pour les innovations réelles. C’est un signe que l’Europe cherche à rééquilibrer.
Les pays en développement : des délais plus longs, des conséquences humaines
Le problème n’est pas seulement technique : il est humain. Dans les pays à revenu faible, les génériques arrivent en moyenne 19,3 ans après l’approbation initiale, contre 12,7 ans dans les pays riches. Pourquoi ? Parce que les accords commerciaux imposent souvent des normes d’exclusivité des données plus strictes que celles de l’OMS.
Par exemple, l’accord CETA entre l’UE et le Canada a obligé certains pays africains à adopter des règles d’exclusivité des données plus longues. Résultat : des traitements contre le VIH ont été bloqués jusqu’à 11 ans après l’expiration du brevet. Des centaines de milliers de patients ont dû payer des prix exorbitants, ou n’ont rien reçu du tout.
La santé publique ne peut pas attendre 19 ans. Pourtant, les accords de libre-échange continuent d’imposer ces normes. Ellen ‘t Hoen, experte en accès aux médicaments, le dit clairement : « L’exclusivité des données dans les traités commerciaux tue plus que les brevets eux-mêmes. »
Comment les entreprises jouent avec les règles
Les laboratoires originels ne se contentent pas d’un seul brevet. Ils en déposent des dizaines, voire des centaines, sur le même médicament. Ce qu’on appelle un « thicket » de brevets. Une molécule peut être protégée par des brevets sur la formule, le procédé de fabrication, le comprimé, la posologie, l’emballage, voire l’application numérique associée.
Une analyse de LexisNexis montre que les 20 plus grandes sociétés pharmaceutiques détiennent en moyenne 137 brevets par médicament. Le générique de l’EpiPen a mis des années à arriver parce qu’il y avait 12 brevets listés. Mylan en a contesté 6, et a modifié le dispositif pour contourner les autres.
C’est un jeu de stratégie coûteux. Développer une campagne de contestation de brevet coûte entre 2 et 5 millions de dollars. Les petits fabricants n’ont pas les moyens. Seuls les géants comme Teva ou Sandoz peuvent jouer. Et même eux, ils se plaignent : le CEO de Teva a dit en 2023 que les laboratoires originels listent en moyenne 142 brevets par médicament. C’est une paralysie juridique.
Le futur : vers un rééquilibrage ?
Les pressions augmentent. D’un côté, les laboratoires disent qu’ils ont besoin de 12 ans de protection pour rentabiliser un médicament qui coûte 2,3 milliards de dollars à développer. De l’autre, les patients, les pharmaciens et les gouvernements voient des médicaments essentiels hors de portée pendant des années.
Les États-Unis envisagent de bannir les « pay-for-delay ». L’Europe veut réduire l’exclusivité des données. Le Japon simplifie son système. L’OMS recommande de revoir les durées pour les médicaments essentiels.
Le vrai défi n’est pas de supprimer les brevets. C’est de les rendre plus justes. Un système qui protège l’innovation sans bloquer l’accès aux médicaments. Qui permet aux génériques d’entrer quand la science le permet, pas quand les lawyers le décident.
La prochaine décennie verra des changements. Pas parce que tout le monde est d’accord, mais parce que les coûts du statu quo deviennent trop élevés - pour les patients, pour les systèmes de santé, et pour l’équité mondiale.
Quelle est la durée moyenne d’exclusivité d’un médicament aux États-Unis ?
Aux États-Unis, la durée d’exclusivité moyenne d’un médicament est de 12 à 14 ans, même si le brevet initial dure 20 ans. Cela inclut 5 ans d’exclusivité des données, jusqu’à 5 ans d’extension de brevet, 6 mois pour les études pédiatriques, et parfois 7 ans pour les médicaments orphelins. Le premier générique qui conteste un brevet obtient 180 jours d’exclusivité, ce qui peut retarder l’entrée des autres.
Pourquoi les génériques arrivent-ils plus tard en Europe qu’aux États-Unis ?
En Europe, les génériques ne peuvent pas être mis sur le marché avant la fin de la période de protection du marché, qui suit l’exclusivité des données. Cela crée un délai de 2 ans après la fin de l’exclusivité des données (8+2+1). Aux États-Unis, une fois l’exclusivité des données terminée, un générique peut être approuvé immédiatement, surtout s’il conteste un brevet. Le système américain est plus agressif, l’européen plus prudent.
Qu’est-ce qu’un « pay-for-delay » ?
Un « pay-for-delay » est un accord où un laboratoire originel paie un fabricant de génériques pour qu’il reporte la commercialisation de son produit. Cela maintient les prix élevés. La FTC l’a déclaré anticoncurrentiel en 2013, mais ces accords persistent, surtout pour les médicaments très rentables. Ils sont une des principales causes de retard d’entrée des génériques aux États-Unis.
Les pays en développement sont-ils touchés différemment par ces règles ?
Oui. Les accords commerciaux imposent souvent des normes d’exclusivité des données plus strictes que celles acceptées par l’OMS. Par exemple, des traitements contre le VIH ont été bloqués jusqu’à 11 ans après l’expiration du brevet en Afrique du Sud à cause de clauses dans les traités de libre-échange. Cela empêche l’entrée de génériques bon marché, même quand les brevets ont expiré.
Quel est l’impact financier de l’entrée d’un générique sur le marché ?
Dès l’entrée du premier générique, les ventes du médicament d’origine chutent de 80 à 90 % dans les 12 mois. C’est pourquoi les laboratoires investissent des millions dans la protection de leurs brevets. Mais pour les systèmes de santé, c’est une économie massive : aux États-Unis, les génériques ont permis d’économiser 313 milliards de dollars entre 2013 et 2022.
1 Commentaires
Le système actuel est un paradoxe : on prétend protéger l’innovation, mais on crée des monopoles artificiels qui étouffent l’accès aux traitements. Les brevets ne sont plus des incitations à innover, ils sont devenus des armes juridiques pour maintenir des prix exorbitants. La logique du marché ne peut pas primer sur la santé publique - sinon, on finit par sacrifier des vies au nom du profit.