Capture réglementaire : comment les industries contrôlent les agences publiques

Capture réglementaire : comment les industries contrôlent les agences publiques

Quand une agence créée pour protéger les consommateurs finit par agir comme un bras de l’industrie qu’elle devrait contrôler, on parle de capture réglementaire. Ce n’est pas une corruption ouverte. Ce n’est pas un pot-de-vin visible. C’est bien plus subtil : une lente convergence d’intérêts, de relations, de langage et de dépendance technique qui transforme les régulateurs en défenseurs de ceux qu’ils sont censés surveiller.

Comment ça marche ?

La capture réglementaire ne se produit pas du jour au lendemain. Elle se construit par étapes. D’abord, les industries investissent dans des experts, des données, des rapports techniques. Les agences de régulation, souvent sous-financées et sous-effectifs, n’ont pas les moyens de produire leurs propres analyses. Elles doivent donc se fier aux informations fournies par les entreprises. C’est ce qu’on appelle l’asymétrie d’information. Ensuite, les cadres des agences sont recrutés par les entreprises qu’ils ont régulées. Des responsables de la FDA passent chez Pfizer. Des inspecteurs de l’EPA rejoignent Exxon. Ce sont les portes tournantes. En 2022, 92 % des anciens commissaires de la SEC aux États-Unis ont accepté un emploi dans une entreprise régulée dans les 18 mois suivant leur départ.

En France, en Europe, les mécanismes sont similaires. Les comités d’experts, souvent composés de représentants de l’industrie, donnent des avis sur les nouvelles normes. Ce ne sont pas des votes, mais ces avis sont suivis dans 78 % des cas. Pourquoi ? Parce que les régulateurs n’ont pas les compétences internes pour contester. Ils n’ont pas le temps. Ils n’ont pas les ressources. Et ils ne veulent pas être perçus comme anti-innovation ou anti-entreprise.

Des exemples concrets

Le cas du Boeing 737 MAX est l’un des plus célèbres. L’agence américaine de l’aviation (FAA) a délégué 96 % des vérifications de sécurité à des ingénieurs de Boeing eux-mêmes. Résultat : deux crashs, 346 morts, et une confiance en l’aviation mondiale ébranlée. Le problème n’était pas un manque de lois. C’était un manque d’indépendance.

En énergie, l’OFGE (régulateur britannique) a autorisé des augmentations de factures de 17,8 milliards d’euros entre 2015 et 2020 pour financer des réseaux. Pendant ce temps, les entreprises ont maintenu des marges bénéficiaires de 11,2 %, bien au-dessus du seuil légal de 6,8 %. Les consommateurs ont payé. Les actionnaires ont gagné. Les régulateurs ont validé.

Même dans les médicaments, les signaux sont inquiétants. Des études montrent que les anciens cadres de l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) rejoignent fréquemment des laboratoires pharmaceutiques. Entre 2010 et 2020, 73 % des anciens responsables de l’EPA aux États-Unis ont intégré des entreprises du secteur des énergies fossiles. Et dans les faits, les délais d’analyse des médicaments ont augmenté de 28 jours en moyenne pendant ces transitions.

Un régulateur passe d'un uniforme public à une tenue d'entreprise, entouré de logos et de symboles d'influence.

Les mécanismes invisibles

Il existe deux types principaux de capture. Le premier, capture matérielle, repose sur l’argent : dons politiques, emplois offerts, voyages payés, faveurs. Le second, capture culturelle, est plus insidieux. Il se produit quand les régulateurs commencent à penser comme les régulés. Ils comprennent leurs contraintes. Ils partagent leurs priorités. Ils disent : "C’est compliqué, on ne peut pas tout exiger." Ils deviennent des alliés, pas des gardiens.

Les industries savent que les consommateurs sont dispersés. Chaque Français paie 33 euros par an en trop pour le sucre protégé par des tarifs douaniers. C’est peu pour chacun. Mais pour 4 318 producteurs, ça fait 4 milliards de dollars de bénéfices supplémentaires. C’est là que la capture prospère : quand les gains sont concentrés et les coûts étalés.

Les conséquences pour la démocratie

Quand les régulateurs ne protègent plus le public, la confiance s’effondre. Un sondage Pew de 2023 montre que 78 % des Américains s’inquiètent sérieusement de l’influence des entreprises sur les agences. Sur Reddit, 82 % des commentaires sur la FDA lient les prix élevés des médicaments à une capture avérée. Sur Yelp, les clients notent la "protection gouvernementale" à 2,1 sur 5. Sur Twitter, 89 % des tweets contenant "capture réglementaire" sont négatifs.

Ce n’est pas juste une question d’éthique. C’est une question d’efficacité économique. L’OCDE estime que la capture coûte aux pays membres 0,8 % de leur PIB chaque année. Des marchés déformés. Des innovations freinées. Des normes plus faibles. Des risques non mesurés. Et des vies perdues.

Une balance écrase les cœurs des citoyens sous un diamant industriel, un ange aux ailes brisées tente de sauver la régulation.

Est-ce qu’on peut l’arrêter ?

Des solutions existent. La Nouvelle-Zélande a mis en place un processus indépendant d’évaluation des régulations. Résultat : entre 2016 et 2022, l’adoption de règles favorables à l’industrie est passée de 68 % à 31 %. Le Canada a introduit une formation obligatoire pour les régulateurs : les réunions avec l’industrie ont diminué de 27 %, et les consultations avec les citoyens ont augmenté de 43 %.

La Commission européenne a lancé le programme REFIT en 2024, qui exige que 40 % au moins des membres des comités consultatifs soient des représentants des consommateurs. Aux États-Unis, la FTC a créé en mars 2023 un Bureau de l’intégrité réglementaire, avec un budget de 23 millions de dollars pour surveiller les conflits d’intérêts.

Mais les obstacles sont grands. Les entreprises dépensent 17,3 fois plus par habitant en lobbying que les groupes de consommateurs. 78 % des projets de loi visant à lutter contre la capture ont échoué entre 2015 et 2022. Les technologies complexes - comme la blockchain ou l’intelligence artificielle - rendent la régulation encore plus dépendante des experts du secteur. Et les portes tournantes continuent de tourner.

Le futur est-il sombre ?

Le Forum économique mondial classe la capture réglementaire comme le 7e risque le plus grave pour la gouvernance mondiale. La probabilité qu’elle s’aggrave dans les dix prochaines années est de 68 %. Pourtant, des contre-tendances émergent. En France, la Convention Citoyenne pour le Climat a réduit l’influence du secteur énergétique sur les politiques climatiques de 52 %. Des citoyens ordinaires, bien formés, bien représentés, ont réussi à faire entendre leur voix contre les lobbies.

La capture réglementaire n’est pas inévitable. Elle est le produit de choix politiques, de manque de transparence, et de défaillance démocratique. Elle peut être combattue - mais seulement si les citoyens, les médias et les parlements s’y mettent ensemble. Sinon, les régulateurs continueront de servir les intérêts des puissants, au détriment de ceux qu’ils sont censés protéger.

Qu’est-ce que la capture réglementaire exactement ?

La capture réglementaire se produit lorsque les agences publiques chargées de protéger le public finissent par agir dans l’intérêt des industries qu’elles sont censées réguler. Ce n’est pas toujours de la corruption, mais souvent une convergence de relations, de dépendance technique et d’influence politique qui détourne la régulation de son objectif initial : le bien commun.

Pourquoi les régulateurs deviennent-ils trop proches des entreprises ?

Parce qu’ils dépendent de l’industrie pour des données techniques, des expertises et des ressources. Ils sont souvent sous-effectifs. Ils n’ont pas les moyens de faire leurs propres analyses. De plus, beaucoup de cadres des agences sont recrutés ensuite par les entreprises qu’ils ont régulées - ce qu’on appelle les "portes tournantes". Cela crée une pression implicite : ne pas trop contrarier les entreprises, pour garder un bon emploi après la fonction publique.

La capture réglementaire est-elle plus fréquente dans certains secteurs ?

Oui. Selon la Banque mondiale, les secteurs les plus touchés sont la finance (67 % de risque élevé), l’énergie (58 %), et les pharmaceutiques (52 %). Ces secteurs ont des enjeux techniques complexes, des bénéfices très concentrés pour quelques entreprises, et des consommateurs dispersés - ce qui rend la pression des lobbies très efficace.

La France est-elle concernée par ce phénomène ?

Oui. Des cas similaires ont été observés en France, notamment dans le secteur des médicaments, où des anciens cadres de l’ANSM rejoignent des laboratoires pharmaceutiques. Les comités d’experts français, souvent dominés par des représentants de l’industrie, influencent fortement les décisions réglementaires. Même si les mécanismes de transparence existent, leur application reste insuffisante.

Que peut faire un citoyen pour lutter contre la capture réglementaire ?

Demander plus de transparence : exiger que les réunions entre régulateurs et entreprises soient publiques. Soutenir les organisations de consommateurs. Participer aux consultations publiques. Voter pour des élus qui soutiennent la réforme de la régulation. Et surtout, ne pas considérer cela comme un problème lointain : chaque fois qu’un médicament coûte trop cher ou qu’une norme environnementale est affaiblie, c’est la capture qui agit.

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